Yv

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Je lis, je lis, je lis, depuis longtemps. De tout, mais essentiellement des romans. Pas très original, mais peu de lectures "médiatiques". Mon vrai plaisir est de découvrir des auteurs et/ou des éditeurs peu connus et qui valent le coup.

Intervalles

19,00
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18 mai 2016

Clou et Moaï sont deux adolescents coréens. Rejetés par la bande de Ch'isu, ils sont régulièrement frappés, persécutés, utilisés pour des demandes farfelues parfois et dégradantes souvent. Étrangement, ils vivent cette situation sans se plaindre, vont au collège, étudient un peu et sortent beaucoup. Un jour, ils découvrent un terrain vague et dans ce terrain, une table de ping-pong, un sofa et des cabinets fermés. Ils rencontrent également Secrétin, un Français qui les initie au tennis de table et leur révèle l'existence d'une planète nommée Ping-Pong. Ce jeu les absorbe totalement au point d'en perdre parfois leurs repères.

Au jeu de la perte des repères, le lecteur ne sera pas en reste, tant ce roman est barré, décalé, totalement fou et loin de mes lectures habituelles, même si depuis quelques années je me suis frotté avec bonheur à de la littérature de ce genre notamment publiée chez Christophe Lucquin. Je rapprocherais également ce livre d'un autre, coréen lui aussi, L'art de la controverse où l'auteur part également dans des sentiers originaux et décalés, à croire que c'est une des caractéristiques du pays ou alors du prénom puisque tous les deux ont le même : Park. Ils sont fous ces Coréens (pour les étrangers qui me lisent et surtout les Coréens, je ne vous insulte pas, je fais un emprunt légèrement détourné à Obélix), Park Min-kyu particulièrement qui dresse un portrait assez navrant du monde actuel : violence, abrutissement, cruauté, pauvreté et capitalisme à outrance, ... A travers ces deux jeunes gens qui subissent la violence des plus forts, il parle du monde, de l'extrême violence des plus forts envers les plus faibles, ces fameux 2 % de riches qui mènent le monde comme ils le veulent et toujours pour que ça leur rapporte plus. Les autres, les 98%, subissent, profitent parfois de quelques moments d'accalmie avant de subir de nouveau, puis aiment les bassesses et les compliments des plus riches qui après demanderont -exigeront- encore plus.

Park Min-kyu peut être d'un réalisme cru et passer dans le même paragraphe à un délire total, une sorte de science-fiction qui permet de sourire mais aussi de mettre l'accent sur la cruauté du monde et des hommes. Car il s'agit bien de cela, les relations entre nous, la part d'humanité qu'il nous reste et dont nous devons nous servir pour tenter de contrer les décisions des 2%. Si l'on pousse le raisonnement jusqu'à l'absurde, la fin peut être explosive, radicale, c'est ce que fait très habilement Park Min-kyu. Son écriture est comme son histoire, barrée, décalée : beaucoup d'onomatopées -les traductrices expliquent très bien dans la préface que la langue coréenne en est truffée, ce qui la rend vive, d'ailleurs avant de lire ce roman, je conseille très fortement la lecture de la préface en entier, qui explique le travail de traduction et la langue coréenne-, du konglish -ce qui correspond à notre franglais... mais en coréen-, des paragraphes courts qui ne débutent pas forcément par une phrase mais au milieu d'icelle, des changements de police de caractère, de taille des lettres, enfin, plein d'inventions de toutes sortes qui lui donnent un côté moderne et vivant.

Ce roman, je vous le conseille fortement, car il ne ressemble à rien de ce que vous avez lui jusqu'ici, sauf à avoir déjà lu Park Min-kyu. Essayez, se laisser surprendre parfois ça a du bon, surtout en littérature.

Alecia Mckenzie

Envolume

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12 mai 2016

C'est donc un roman à multiples voix que je viens de finir. Le procédé n'est pas neuf qui permet de brosser le portrait de la disparue par petites touches et grâce à divers points de vue : des amis, des parents, des amoureux transis, des jaloux, autant de gens qui l'aimaient ou qui la détestaient, qui l'admiraient ou qui n'appréciaient pas son travail, ... Mais ce qui est bien dans ce roman, c'est qu'Alecia McKenzie prolonge cette technique en l'appliquant aux différents intervenants : chacun se révèle un peu aussi dans ce qu'il dit de sa relation avec Dulcinea. C'est ainsi que certains secrets ou choses tues se dessinent, en recoupant les témoignages, et petit à petit, le premier chapitre qui est celui du voyage en avion des demi-cendres de Dulcinea s'éclaire d'un nouveau jour. Certains points qui paraissaient anecdotiques prennent de l'importance.

Bien qu'il parle d'une défunte et que chacun s'adresse à elle, le livre n'est pas triste ou sombre. L'écriture d'Alecia McKenzie fait alterner des moments profonds avec des passages plus légers, comme par exemple la description de la nouvelle amie du père de Cheryl : "Grande et maigre à l'extrême, elle avait la peau pâle et des cheveux noirs coiffés en bob, mais son visage dégageait une grande douceur et elle a beaucoup ri quand mon père a fait les présentations. A chaque éclat de rire, nous regardions ses dents ; il y avait là de quoi rendre fier n'importe quel lapin." (p.23). La Jamaïque est aussi très présente, peu décrite si ce n'est par ses ouragans et ses zones rurales et la ville de Kingston mais elle est toujours là en fond, soit réelle soit dans les toiles de Dulcinea. Les couleurs, la musique : Bob Marley bien sûr, Yellowman et d'autres que je ne connais pas (des rappeurs d'après ce que j'ai compris, donc c'est normal que je ne les connaisse point), les différents personnages apportent rythme et énergie à ce roman frais et jeune.

Alecia McKenzie est née à la Jamaique et réside à Paris, elle est journaliste et l'auteure de quatre autres romans d'après mes informations pas traduits en français.

Christophe Lucquin éditeur

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12 mai 2016

Dernier né de l'écurie Christope Lucquin Éditeur (CLE), ce Rien n'est crucial de l'Espagnol Pablo Gutiérrez ne détonne pas dans le catalogue de cette petite et belle maison si ce n'est par sa couverture qui, sans oublier le point bleu arbore des coloris vifs et un dessin du plus bel effet. Lorsque j'écris que ce livre ne détonne pas, il ne faut pas entendre qu'il serait pâle et sans saveur, c'est tout le contraire, à l'instar des autres titres édités chez CLE, il est d'une force étonnante lovée au creux d'une écriture exigeante, novatrice, parfois déstabilisante -j'adore ça- et jamais ennuyeuse (même si je me dois d'être honnête et d'avouer un très petit coup de mou en tout début de la seconde moitié, assez vite effacé par une fin inattendue et porteuse d'espoir).

Ce roman à double personnage principal se déroule dans les années 80 ; on sait que Magui et Lécou se rencontreront puisque le premier chapitre les décrit "les doigts emboulonnés dans les doigts, les yeux emboulonnés dans les yeux. Les siens (à lui) sont deux boutons extrêmement foncés ; les siens à elle sont fugaces comme des insectes." (p.8), mais ce qui intéresse l'auteur c'est leur enfance. Lécou naît dans un terrain vague de parents junkies, Magui naît dans une famille apparemment unie. De longues et belles pages ensuite sur l'enfance de l'un chaotique, de l'autre qui le deviendra après l'abandon du père. Il est question de religion, de ces mouvements qui se forment prenant un peu de modernité ici et beaucoup d'archaïsme là, recréant une idée radicale et intégriste du catholicisme, faisant du prosélytisme à fond, mais pratiquant également une autre manière de se développer : "Parce que les couples de néochrétiens sont des baiseurs de première qui se consacrent à créer de nouveaux êtres à baptiser par immersion. Même s'ils ont des courbatures, même si ça les gratte ou même s'ils sont tout secs en bas, le Message les oblige à baiser à mort, comme des lapins sous la protection divine pour grossir les rangs de ses serviteurs : se dupliquer, se centupler, se multiplier est la consigne." (p.28/29)

Très beaux personnages que Lécou et Magui qui subissent toute leur enfance, qui ne se sentent vivre que lorsqu'ils sentent un peu d'amour chez les autres, pas l'amour qui fait que Magui s'offre aux hommes, non de l'amour désintéressé, sans demande de retour. Ces deux jeunes gens trotteront un moment dans ma tête par leur inertie, leur force, leur violence, leurs manques, leur envie de vivre, leurs contradictions, leur folie, ... Ils resteront longtemps à mon esprit aussi parce que l'écriture de Pablo Gutiérrez s'imprime en nous même sans le vouloir ; le début du roman peut paraître un peu bizarre, il l'est, la suite aussi, dans sa construction, dans l'emploi de certains mots, de certaines tournures, dans la manière de nommer les adultes qui entourent Lécou et Magui ; assurément, l'auteur innove et ne peut laisser indifférent. Il ose un reportage façon Envoyé spécial sur 6 pages sur L'expansion néochrétienne, intervient en tant qu'auteur pour résumer son histoire aux enfants, pour diverses d'autres raisons itou. De belles phrases longues, séparées par de plus courtes, de l'ironie, du sarcasme, jamais gratuit, toujours argumenté notamment en ce qui concerne les néochrétiens, mais aussi la sclérose de la société et le sort fait aux pauvres, aux gens différents, la peur qu'ils inspirent, comme si nous craignions un jour d'en arriver dans les mêmes situations.

De nouveau un très beau texte et un très bon livre paru chez CLE qui fut injustement attaqué récemment par une auteure dont je tairais le nom, mais si cela vous intéresse cliquez ici pour plus d'informations. Un bon geste, allez voir le catalogue de la maison d'édition et courez à la librairie d'une part demander qu'elle commande et expose ces romans et d'autre part acheter un ou plusieurs titres, vous ne le regretterez pas et franchement CLE mérite d'être connue pour ses parutions belles et audacieuses.

PS : j'ai l'honneur d'être le lecteur du mois, avec ce roman sur le site Lecteurs.com, allez voir, c'est vachement bien.

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7 mai 2016

Ce qui m'a attiré dans ce roman, c'est la cohabitation de deux histoires totalement dissemblables dans un même ouvrage. Elles ne se ressemblent ni par l'époque, ni par la vie des personnages ni même par le fond, mais elles se retrouvent dans un même livre et se rejoindront sûrement, mais comment ? Cathy Borie alterne les chapitres, un coup Émilien, un coup Clarisse, c'est parfois difficile de faire le grand écart au début, mais après quelques chapitres mon esprit lent s'y est fait.

D'un côté donc l'histoire de ce jeune homme bercé au Tour de France par deux enfants, livre qui contribua à l'éducation et à l'instruction de nos parents ou grands-parents, qui part seul et qui, à l'aube de la grande guerre trouve sa voie dans les arts ambulants. C'est une histoire assez belle, plutôt légère malgré les temps et les circonstances, faite d'apprentissages, de rencontres, d'amitiés, de travail mais aussi d'insouciance.


De l'autre côté les affres de la création littéraire. Clarisse veut passer à la fiction, elle en a assez de raconter des morceaux d'elle, et cette pièce qu'elle a écrite et qu'elle monte dans un théâtre parisien est la dernière basée sur sa vie. Ce qui peut paraître-et qui finalement, à la réflexion, ne l'est pas- étonnant c'est que cette femme qui vit un siècle après Émilien, qui a accès a beaucoup plus de choses, qui vit nettement mieux que lui, a plus de soucis existentiels que lui, comme si une certaine facilité engendrait des questionnements profonds qui peuvent mettre à mal, ou si l'on prend le raisonnement à rebours, comme si une activité soutenue, une vie simple sans les tentations, les sollicitations qui peuvent nous envahir et qui n'existaient pas au début du XX° siècle (télévision, radios, Internet,...), protégeait des névroses, des déprimes ou dépressions, tout au moins des questionnements existentiels.

Bon, revenons à notre Clarisse qui explique très bien son processus d'écriture : "Une fois plongée au cœur de mon intrigue, j'en extrayais la substantifique moelle, je creusais des galeries dans tous les sens, je jouais avec les mots pour qu'ils collent au mieux à l'histoire que je racontais, telle une épaisseur de chair élastique et vivante accrochée à un squelette, et puis, très vite, au bout de cent cinquante ou deux cents pages au maximum, le dénouement s'imposait. Je ne pouvais pas écrire un mot de plus. Le soufflé retombait. Je ressentais alors soulagement et nostalgie, une sorte de baby blues post-partum, mais même si j'avais voulu ajouter dix lignes, je n'y serais pas parvenue. J'avais pressé l'éponge jusqu'à la dernière goutte et rien ne pouvait plus en sortir." (p. 23).

Eh bien, moi je dis bravo, parce qu'un roman de deux cents pages, ça me va, les pavés, ça me gonfle. Plus sérieusement, j'aime la manière de Cathy Borie de parler de la création littéraire et de construire de son roman : elle mélange habilement fiction, réalité, invention, vécu, histoire des ancêtres, légèreté, profondeur, ... A peine peut-on ressentir une légère frustration parce que l'histoire d'Émilien est un peu occultée par celle de Clarisse, mais c'est le chemin voulu par l'auteure, celui qu'elle veut nous faire suivre et qui nous mène à l'issue de son histoire.

J'ajoute que, ainsi que le montre l'extrait choisi, le style est beau, les phrases sont longues, travaillées sans être laborieuses ou ampoulées, la lecture du roman est très agréable, fluide, pas de temps mort même si le rythme n'est pas échevelé.

Beau roman, beau choix des éditions de la Rémanence.

Cohen & Cohen éditeurs

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7 mai 2016

La collection Art Noir de chez Cohen&Cohen est une collection qui situe ses polars dans le monde de l'art. Plusieurs titres sont parus et ceux que j'ai lus ont été de très bonnes -voire même excellentes- surprises. Ils tournent souvent autour d'une œuvre ou d'un peintre.

Dans ce roman, on est totalement immergé dans le milieu de l'art : les tenants d'un art moderne qui ne jurent que par la performance, l'installation voire même à l'extrême par l'absence d'œuvre, juste l'idée d'icelle, s'opposent à ceux qui vénèrent la peinture, les grands maîtres, ceux dont il est question plus haut par exemple.


Jordaens a arrêté de peindre parce qu'il savait que c'était impossible de vivre de ses toiles : "J'ai appris la couleur, comment faire reculer un bleu selon la quantité de jaune qu'on lui oppose, j'ai tâté de l'huile, de l'aquarelle, de l'acrylique, j'ai couvert des centaines de toiles, j'en ai jeté autant, j'ai organisé des expos dans des squats, dans mon appartement, des vernissages jusque dans ma cuisine, j'ai lancé des milliers d'invitations. Eh bien je vais vous dire, commissaire : jamais je n'ai pu tremper ne serait-ce qu'un orteil dans ce que vous nommez la Milieu de l'Art, ce monde clos tissé de culture et d'argent. On naît dedans ou à côté." (p.30/31) C'est donc en tant que flic qu'il doit pénétrer ce monde qu'il n'a pas réussi à infiltrer en tant qu'artiste. Les portes ne lui seront pas plus grandes ouvertes, mais la plaque de l'administration les entrouvre par obligation. Dès lors son enquête se double d'une réflexion sur l'art en général, la peinture en particulier, la création : "Il n'y avait pas de création sans quelque chose au travail au sein de l'être, au cœur de l'intime" (p.118), l'implication de l'artiste, la démocratisation de l'art contemporain à grand renfort "d'expositions lancées à grands frais médiatiques, les manifestations autour de l'art actuel prenant de plus en plus l'apparence de foires de curiosités, sortes de concours Lépine où le sensationnel le disputait au spectaculaire..." Beaucoup de pages extrêmement intéressantes sur ce sujet mais aussi pas mal d'autres sur les grands maîtres qui ont illustré la folie. Point besoin d'être connaisseur ou féru de peinture, le contexte de ce polar est facile d'accès et passionnant, tellement fermé qu'il en devient même inévitable pour y placer une intrigue policière.

Car n'oublions pas que Jordaens enquête. Un flic hors norme, cultivé (et qui ose parler d'art), un peu dépressif depuis son célibat, qui boit peu et n'attire pas plus que cela les femmes qu'il rencontre. Un personnage bien travaillé, qui mériterait de revenir pour d'autres enquêtes. L'intrigue tient jusqu'au bout sans problème, pour ma part j'avoue ne pas avoir soupçonné le (ou la, ou les) coupable(s) avant que Jordaens lui-même (qui est le narrateur) ne tire les fils et ne remette en place les différentes informations glanées au cours de ses investigations. Ce qui est bien dans ce roman, c'est que la solution est dans l'étude des œuvres et dans les œuvres elles-mêmes qui sont au cœur du roman. Un exercice brillamment mené, très fort, qui tient le lecteur grâce au fil de l'enquête policière et qui l'instruit grâce aux réflexions et informations sur la peinture et l'art contemporain. J'applaudis des deux mains (parce qu'à une seule, ce n'est pas facile), j'admire et je prends plaisir à lire et à conseiller cette lecture.