Luc S.

Série "The Big Sky", tome II

2

Alfred bertram Guthrie, jr

Actes Sud

Conseillé par
4 novembre 2014

Un grand roman de voyage et d'initiation

Après "La Captive aux Yeux clairs", c'est le deuxième volet d'un cycle de six romans racontant l'histoire de la conquête de l'Ouest américain. On retrouve ici un des personnages du roman précédent, Dick Summers, chargé de conduire le convoi qui quitte le Missouri pour gagner l'Oregon. Un voyage de 3600 kilomètres, semé d'embûches, qu'entreprend un groupe de pionniers composé de personnages très divers, hommes, femmes et enfants.

Une fois encore, A. B. Guthrie narre les événements en conteur extraordinaire, sachant passer des scènes de groupe aux scènes intimes avec la même précision et le même talent. Il fait ressentir comme personne la grandeur, la majesté, la beauté, mais aussi la rudesse et l'âpreté des paysages traversés. La poussière qu'il faut avaler, les rivières à traverser, les déserts, les montagnes, les moustiques, les serpents, tout est décrit à la fois avec lyrisme et précision au point qu'on ressent presque physiquement ce que les personnages éprouvent.

De même pour chacun des protagonistes: Guthrie n'écrit jamais en moralisateur, même lorsque l'un ou l'autre personnage se conduit de manière peu reluisante. A noter aussi les pages superbes consacrées aux femmes du groupe, à leur vaillance qui vaut bien celle des hommes. Un grand roman de voyage et d'initiation. Espérons que l'éditeur Actes Sud et Bertrand Tavernier proposeront plus tard les quatre autres romans du cycle écrit par ce talentueux romancier qu'est A. B. Guthrie.

Série "The Big Sky", tome I

1

Alfred bertram Guthrie, jr

Actes Sud

Conseillé par
18 octobre 2014

Un grand roman à découvrir

Merci à Bertrand Tavernier d'avoir intégré dans la collection qu'il dirige chez Actes Sud ("L'Ouest, le vrai") ce superbe roman qui, il faut le dire, a tout d'un chef d'oeuvre. Les cinéphiles connaissent l'adaptation cinématographique qui a été réalisée par Howard Hawks et qui est, elle aussi, un chef d'oeuvre. Mais il serait dommage de se priver de lire le roman que, bien sûr, il a fallu épurer, raccourcir et quelque peu transformer pour en faire un film. A. B. Guthrie, le romancier, est un merveilleux conteur. Il nous fait ressentir comme personne la dure vie des trappeurs qui, au cours des années 1830 et 1840, partaient à la découverte des terres quasi inexplorées du Haut-Missouri. Découverte d'une nature encore sauvage, périls de toutes sortes, personnages hors du commun, rapports avec les Indiens, tout est réuni pour tenir en haleine le lecteur.

On s'attache particulièrement à Jim et Boone et à Teal Eye, l'Indienne qu'ils ont recueillie et qui, espèrent-ils, sera comme une monnaie d'échange avec les Indiens. Mais, bien sûr, tout ne se déroule pas comme prévu, il y a des surprises. Et Boone ne sera pas près d'oublier la belle Indienne aux yeux clairs... Le roman égrène les années et s'interroge aussi sur un monde qui change et un mode de vie qui disparaît. A force de tuer castors et bisons, il n'en restera bientôt plus. Et que deviendront les trappeurs sur une terre de plus en plus convoitée par les colons? Ne disparaîtront-ils pas, eux aussi? Ce grand et magnifique roman décrit un monde déjà disparu.

Conseillé par
14 octobre 2014

Passionnant et dérangeant

Que les membres du jury Goncourt aient pris la décision de ne pas le retenir dans leur sélection n'y change rien : c'est à juste titre que ce livre d'Emmanuel Carrère a été presque unanimement encensé par la critique. Pour ce qui me concerne, c'est avec des sentiments mêlés de curiosité et d'appréhension que j'en ai entrepris la lecture, appâté précisément par le nombre de commentateurs qui le désignaient comme le grand livre de cette rentrée littéraire de septembre 2014. Curiosité parce qu'il est question de ce qui me tient à cœur : le Christ, l'Evangile, la foi chrétienne, les premiers témoins de la foi. Appréhension parce que je me doutais qu'il ne s'agissait en rien d'un ouvrage apologétique, mais d'un récit critique qui, peut-être, ébranlerait peu ou prou le socle de mes propres convictions.


Le livre à présent lu, ma curiosité évidemment n'a plus lieu d'être. Quant à mes craintes, elles ont laissé place au seul plaisir d'avoir été en quelque sorte, le temps de ma lecture, le compagnon de route d'un écrivain qui écrit comme un honnête homme. Et que ce dernier se présente comme un incroyant ne m'a pas déstabilisé, mais m'a contraint à un bel effort de réflexion dont je n'ai qu'à me féliciter. Rien de tel, pour un croyant, que de se confronter à la pensée de celui qui affirme ne pas croire !
Car c'est un livre passionnant que « Le Royaume », le livre composite d'un homme qui se souvient d'avoir été croyant, il y a de cela une vingtaine d'années, et qui, tout en exprimant son effarement, ne cesse de s'interroger lui-même et, du même coup, de nous interroger, nous, les croyants d'aujourd'hui. Comme disait un de ses amis, « c'est une chose étrange, quand on y pense, que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne... » (p. 13). Cela paraît tellement déraisonable en effet que, lorsque Emmanuel Carrère explore sa conversion de 1990 et ses propres années de croyant, il le fait constamment sur le ton de la surprise et de la consternation. La lettre qu'il écrivit à sa marraine au moment de sa conversion lui semble aujourd'hui « sonner faux » (pp. 54-55). De même les méditations qu'il écrivait sur l'Evangile de Jean et qui, lorsqu'il les relit, le plongent dans la stupéfaction ! (pp. 60 et ss.).
Devenu donc, comme il le dit, « un sceptique, un agnostique », s'il affirme aussitôt « s'en porter bien », il n'en éprouve pas moins le besoin, voire la nécessité, de rouvrir le dossier et d'enquêter sur les origines et la singularité du christianisme. Nous sommes prévenus, ce qu'il entreprend, c'est à la manière d'un de ceux qu'il considère comme un maître et dont les ouvrages restent toujours à portée de sa main, Ernest Renan. Comme ce dernier, il se lance dans l'aventure de relire, d'explorer et d'interpréter en non-croyant non pas tant la vie de Jésus, mais les premiers âges du christianisme (ou de ce qu'on appellera plus tard le christianisme). Et il le fait en empruntant deux portes, comme il le dit, c'est-à-dire en suivant les pas de deux des plus grands témoins du christianisme naissant, Paul et Luc.
Encore une fois, je le dis et le répète pour ceux de mes lecteurs qui sont croyants, acceptons de bonne grâce que les Lettres de Paul, le livre des Actes des Apôtres et l'ensemble du Nouveau Testament puissent être lus et examinés autrement que d'une manière apologétique. Il sera même bon et profitable à plus d'un de lire des commentaires et des supputations autres que celles auxquelles on est habitué. Pour d'autres, il est vrai, les allégations faites par l'auteur du « Royaume » seront probablement perturbantes ou provoqueront une réaction de rejet.
Pour ce qui me concerne, j'ai apprécié d'être bousculé, malmené par le voyage entrepris en compagnie d'Emmanuel Carrère et par le regard peu orthodoxe qu'il porte sur ces deux grandes figures que sont Paul et Luc. Suivre les pas de ces derniers, c'est aussi (et surtout quand ils'agit de Luc), s'aventurer sur le terrain glissant des hypothèses. De Luc, on sait en vérité bien peu de choses. Mais Emmanuel Carrère choisit pourtant de s'attacher à sa personne et, du même coup, d'émettre nombres de suppositions. Le travail qu'il fait est à la fois travail d'exégète, d'historien et de romancier. Mais c'est avec sérieux qu'Emmanuel Carrère avance des hypothèses au sujet de Paul et surtout de Luc. Jamais elles ne sont gratuites ! Au contraire, il justifie soigneusement chacune d'elles et ne craint pas d 'énoncer, si besoin est, les autres hypothèses possibles. « Paul était un génie, écrit-il, planant très loin au-dessus du commun des mortels, Luc un simple chroniqueur qui n'a jamais cherché à s'exempter du lot. » (p. 486). Face à la majesté et à la rudesse de Paul, Luc est décrit en effet comme l'homme de la conciliation, celui qui « pense que la vérité a toujours un pied dans le camp adverse. » (p. 466). Evidemment, personne ne sera contraint d'accepter béatement les portraits ainsi tracés par l'auteur, mais il faut admettre qu'ils sont toujours fondés et solidement étayés.
Et puis, Emanuel Carrère ne manque pas une occasion de rappeler au lecteur que c'est lui qui raconte et qu'il ne prétend nullement imposer sa lecture à qui que ce soit. Le recours fréquent à la première personne du singulier, au « je », a, paraît-il, agacé l'un ou l'autre critique, parmi lesquels Bernard Pivot, reprochant à l'auteur du « Royaume » le péché d'égoïsme. Mon Dieu ! Il me semble au contraire que c'est là une des grandes qualités de ce livre. Plutôt que de suivre la route tracée par nombre de romanciers écrivant des œuvres à fondement historique et qui rédigent soigneusement leur œuvre sans jamais user du « je », de peur de rappeler au lecteur que ce qu'il lit n'est rien d'autre qu'un regard singulier, celui d'un homme (ou d'une femme, car je pense, entre autres, à Marguerite Yourcenar écrivant « Mémoires d'Hadrien »), Emmanuel Carrère ne manque pas une occasion de dire et de répéter que c'est lui qui écrit, racontant volontiers des épisodes de sa vie et de son cheminement. C'est une des raisons qui me font dire que, décidément, « Le Royaume » est l'ouvrage d'un honnête homme.
Un honnête homme qui sait très bien, d'ailleurs, que ce qu'il raconte, que ce qu'il affirme, s'arrête précisément là où commence le mystère de la foi. Il a conscience, et il le dit, d'écrire le plus souvent, à la manière des « sages et des savants » dont Jésus recommandait de se méfier. Les dernières pages du « Royaume », cependant, nous font entrevoir autre chose, une autre réalité, celle qui demeurera toujours mystérieuse et qu'on trouve chez les « plus petits », en l'occurrence, pour Emmanuel Carrère, à l'Arche de Jean Vanier. « Ce livre que j'achève là, dit-il, je l'ai écrit de bonne foi, mais ce qu'il tente d'approcher est tellement plus grand que moi que cette bonne foi, je le sais, est dérisoire. Je l'ai écrit encombré de ce que je suis : un intelligent, un riche, un homme d'en haut : autant de handicaps pour entrer dans le Royaume. Quand même, j'ai essayé. » (p. 630).