Corps à l'écart

Elisabetta Bucciarelli

Asphalte

  • Conseillé par
    1 mars 2014

    Mais quelle drôle d'idée de faire évoluer des personnages au sein même d'une décharge, le monstrueux symbole de notre société de consommation à outrance ! Je devrais dire, quelle chouette idée, car cette décharge est un environnement formidable pour y construire une histoire, comme souvent les lieux étonnants, les époques violentes et chargées. Elisabetta Bucciarelli s'appuie sur des faits avérés, des dépôts sauvages de matières toxiques dans des décharges en Lombardie pour construire le socle de son roman : un intéressant dossier de sept pages en fin de volume relate ces informations. C'est sur cet immense monticule d'immondices que l'auteure place ses personnages, ce point de vue leur donne une dimension totalement unique : ils sont des ramasseurs de déchets, des gens tellement pauvres ou à l'abandon que leur seul moyen de subsistance est de se nourrir, de se vêtir avec les rebuts des gens riches, ceux qui peuvent consommer sans regarder à la dépense et jeter pareillement.

    La décharge, c'est le symbole de la pourriture, de la lie de la société et l'amoncellement de détritus de tout genre amène à un environnement très glauque : "C'était un magma marron indistinct, un mélange en putréfaction, moitié solide, moitié liquide, duquel, de temps à autre, des jets émergeaient ; on aurait dit les souffles d'air d'une baleine. C'était le percolat qui, depuis les profondeurs du magma, semblait sur le point de refaire surface, comme témoignant d'une mutation en cours : gargouillement, bouillonnement, simple essoufflement de la terre pourrie ou grand rot d'un estomac rassasié par l'excès d'inutile." (p.149) On dit souvent d'un contexte qu'il est un véritable personnage d'un livre ou d'un film, c'est souvent la réalité, c'est parfois un "chouïa" exagéré, dans ce texte, l'expression n'est pas usurpée la décharge bouillonnant tellement, changeant d'aspect tellement rapidement qu'elle vit réellement, ses habitants craignent d'ailleurs l'un des endroits qui est en mouvement perpétuel et qu'ils pensent habité par "La Chose", une sorte de monstre, "C'était de la matière vivante, les jeunes en étaient certains, un agrégat qui obéissait à un cycle continu : il incorporait n'importe quel élément, naturel ou étranger, puis le restituait, prêt à être respiré, mangé et assimilé, à l'écosystème." (p.149)
    Dans la décharge et aux alentours d'icelle vivent des personnages en rupture de liens avec la société : l'adolescent en révolte, Iac ; celui qui peine à trouver sa place, Lira ; Saddam le réfugié ; ... L'auteure s'intéresse peu à leur vie d'avant, elle les décrit sur une période donnée ; on n'en sait pas beaucoup sur eux, mais ce parti pris n'est pas du tout dérangeant, au contraire, il permet d'insister sur les relations entre eux, entre hiérarchie, amitié, idylle naissante (ou tout au moins souhaitée), rivalité amoureuse, liens familiaux distendus, difficiles et néanmoins présents, entraide. Beaucoup d'humanité parmi et entre eux, en opposition avec le monde bourgeois et absolument pas naturel des parents de Silvia, dont le papa est chirurgien esthétique et qui ne parle aux femmes (et aux hommes) que pour leur proposer une intervention bénigne mais inévitable pour rester jeune et désirable. L'opposition entre l'être et l'avoir ou le paraître. D'aucuns reprocheront une certaine facilité à l'auteure dans l'opposition de ces deux mondes, c'est sans doute un peu vrai, mais c'est aussi plus fin que cela : elle n'idéalise pas les rapports entre Iac et ses amis, ils sont difficiles, tendus, de même qu'elle ne dit pas que tout est superficiel dans le monde de Silvia. Et en regardant un peu attentivement le monde qui nous entoure, on peut remarquer aisément que le paraître, les signes de la réussite sociale (ce que l'on nommait jadis les signes extérieurs de richesse) comptent énormément au détriment de la sincérité dans les rapports humains. Pas pour tous, fort heureusement, mais pour certains, c'est ce que montre exactement E. Bucciarelli. En outre, ces stéréotypes servent le discours de l'auteure sur le besoin d'humanité, l'absolue nécessité de nous occuper de notre mode de consommation, de notre mode de vie, de la société que l'on veut pour nous et pour nos enfants. Un livre qui nous oblige à nous poser des questions sur tous ces points oh combien importants voire vitaux. Un roman éminemment écologiste et politique, qui en plus d'être formidable est très facile à lire, construit en petits chapitres de une à deux voire trois pages (89 chapitres pour 200 pages) qui nous permettent de nous balader entre la décharge et les rues adjacentes, entre Iac et Silvia et les autres protagonistes sans jamais perdre le fil.
    Un roman découvrir assurément, de même que les éditions Asphalte qui le publient.


  • Conseillé par
    28 janvier 2014

    Quelque part dans le nord de l’Italie, une immense décharge à ciel ouvert et une usine d’incinération sont aux portes d’une ville. Un lieu où des personnes vivent. Quelques adultes mais aussi deux adolescents Iac et Lira Funesta en rupture avec leur famille. Cette poignée d’humains en marge de la société survit grâce à ce qu’ils trouvent dans les sacs poubelles déversés chaque jour. Organisés, ils ont leurs propres règles comme ne pas aller vers le cœur de la décharge la Putride qui ressemble à du magma de couleur opaque. Aussi dangereux et aussi imprévisible.
    A côté des camions-poubelles et des pelleteuses, ils récupèrent et trient ce qu’ils ont besoin sans se faire voir. Saddam le Turc aux mains agiles répare ce qui peut l’être encore, Ian et Argos le revendent au marché aux puces le samedi matin.

    Le Vieux, un clochard alcoolisé, ne quitte pas son tas de couvertures tandis qu'Argos par sa taille est surnommé le géant. Ian est déscolarisé, il préfère vivre à la décharge qu’avec sa mère et son petit frère Tommi qui lui voue une admiration. Iac parle peu au contraire de Lira Funesta. Et si tous ont un parcours et un passé différent, ils forment une sorte de communauté. Certains savent qu’ils vivent là et leur présence dérange car eux voient ce qui s’y passe réellement. Car outre les déchets ménagers, la décharge accueille illégalement des déchets toxiques, elle est le dernier maillon d’une chaîne de trafic. Et il y a Silvia qui n’appartient pas à leur monde, une adolescente que Iac a remarquée car elle emprunte une rue située pas loin de la décharge. Fille de chirurgien esthétique, son monde à elle est aseptisé et est construit sur l’argent. Quand un incendie se déclare, seul Lorenzo un pompier s’inquiète pour eux.

    Les chapitres alternent la vie des membres de la décharge et celui de la famille de Silvia. On passe ainsi de la pauvreté au luxe, du nécessaire au superficiel, de l’abîme entre privilégiés à ceux qui sont des éclopés de la vie. Si la société actuelle de consommation toujours plus avide est pointée du doigt, ce roman dénonce avant tout le trafic de déchets qui existe bel et bien en Italie. Sous la plume de l'auteure, la décharge apparaît comme un personnage à part entière qui se nourrit et régurgite.
    Quand on lit les événements et les faits énoncés dans la postface, le sentiment que l'argent domine (corruption, blanchiment provenant du trafic de déchets dangereux) au détriment de la santé et de planète fait mal....
    Elisabeth Bucciarelli ne donne pas de leçon mais nous expose une triste réalité. Sombre et âpre, cette lecture interpelle et fait réfléchir !


  • Conseillé par
    22 janvier 2014

    Tour de Babel

    Livre d'une romancière confirmée parlant d'une manière romancée d'un sujet grave, le traitement des ordures ménagères et autres en Italie et le rôle de la Maffia dans ce problème ménager. Il y a d'ailleurs en fin de livre un épisode nommé "Les Faits" qui est en lui-même édifiant! Mais revenons au roman.
    La vie de marginaux à l'intérieur d'une immense décharge publique quelque part en Italie. D'âges et de nationalités différents, ayant chacun son parcours personnel, ils cohabitent et s'entraident tant bien que mal! La vie suit son cours entre "La Putride" et "La Chose", chacun cherche de quoi subsister ou parfois de quoi échanger ou encore mieux vendre!
    Mais cette relative quiétude va être mise à mal par une série de faits pour le moins étranges et déplacés!

    Nero, le chien d'Iac, est battu et enlevé sans raisons apparentes si ce n'est la présence inopportune d'Iac et de Tommi dans un lieu où ils ne sont pas les bienvenus! Ils arriveront à sauver le chien gravement brûlé, grâce à Lorenzo, un pompier! Car entre-temps un grave incendie s'est déclaré et a permis de se rendre compte que des matières hautement toxiques étaient entreposées là d'une manière tout à fait illégale!
    Pourquoi ces matières sont-elle entreposées ici, sans aucune protection, et exposées à la moindre péripétie comme cet incendie?
    On se doute que tout cela a fait le bonheur financier de certains!
    Beaucoup de personnages très attachants parmi les habitants de cette tour de Babel de détritus!
    Iac, lui, est toujours en transit entre sa famille, son jeune frère Tommi, sa mère ou mademoiselle Iole. Pour quelle raison sera-t-il passé à tabac sauvagement ?
    Lira Funesta, la bavarde, Silvia, fille un peu paumée d'un chirurgien esthétique renommé, mais de la très haute bourgeoisie dont les soirées sont très courues mais également très enrichissantes, surtout pour lui. Il y a aussi Sadam le Turc dont la cabane sert souvent de lieu de rencontres, de restauration et d'où résonne l’appel à la prière! Religion oblige! Et Argos, le gigantesque zimbabwéen ou encore le pompier Lorenzo qui par charité chrétienne aide tout le monde. On côtoie également l'univers des punks et des gitans, chaque groupe gardant malgré tout ses distances.
    Les passages, concernant le professeur Mito et sa famille dont Silvia, sont des moments de pure frivolité, entre membres désœuvrés de la bourgeoisie et la recherche futile de la perfection qui d'une poitrine, qui d'une minuscule ride....et tout cela près de ce gigantesque dépotoir ménager sûrement visible de certaines fenêtres.
    Un ouvrage qui fait froid dans le dos. Surtout dans ces pages annexes! Quand le vert d'un billet de banque est à l'opposé du vert de l'écologie et de la nature! Quel monde laisserons-nous à nos enfants? Il est grand temps d'y penser. Si ce n'est pas déjà, trop tard!
    Un roman qui donne à réfléchir mais qui ne fait hélas que confirmer ce que l'on sait déjà et ce depuis longtemps, ce proverbe est devenu obsolète -L'argent n'a pas d'odeur !
    Quelle bonne blague, parfois il en a une et elle est pestilentielle! Merci de nous le rappeler!